Interview de R2 Design
Lizá Ramalho & Artur Rebelo
Interview du studio R2 Design (Lizá Ramalho & Artur Rebelo),
À l’occasion de leur exposition au carré du Théâtre de la ville lors d’Une Saison Graphique 2018.
Propos recueillis à Porto en février 2018 par Brittany Bolla, étudiante en 4ème Design graphique de l’ESADHaR.
L’interview a été publiée dans le journal de l’exposition édité par le Carré du Théâtre de la ville.
Quel est votre projet pour Une Saison Graphique 2018 ? Que raconte-il ? Est-ce un projet spécifique pour le Havre ? Développe-t-il des thèmes propres à votre pratique ?
Notre projet s’intitule Entre-Deux, il parle du temps et de l’espace. Il s’est construit ici à Porto (Portu- gal) à partir des recherches menées sur le Havre. Ces recherches sont constituées de documents, de livres, de films, de témoignages… À travers cet ensemble, nous cherchions à en connaitre plus sur cette ville dont l’histoire est très forte. Cette étape préparatoire, difficile,
était incontournable. Cette réflexion sur le temps et à l’espace traverse et guide nos projets. On évoque le passé, le futur, ce qui se situe entre les deux et pour lequel on ne prête pas suffisamment d’attention, ce moment présent. On travaille également à plusieurs échelles. C’est vraiment quelque chose qui nous intéresse.
Sur quels types de références vous vous êtes appuyés pour ce projet précisément ? Lesquels vous ont inspirés ?
Nous nous sommes dirigés vers la littérature, nous avons beaucoup lu sur le Havre en particulier des romans (Maylis de Kerangal). Au studio, nous avons pour habitude de réunir des documents de dif- férentes sources, personnellement je collectionne énormément. Nous avons retrouvé des journaux d’époque datant des années 1900 par exemple. Nous nous sommes également tournés vers les films documentaires, celui de Christian Zarifian, Table rase, nous a particulièrement marqué. Nous avons pointé l’influence du Rock N’ Roll avec Little Bob (réf à vérifier) notamment. Par ailleurs au moment du projet j’ai revu par hasard de la famille issue du Havre, ils nous ont fait part de leurs mé- moires, de ce qu’ils ressentent, de la ville. Nous nous sommes intéressés à l’architecture et à Perret évidemment. Nous avons effectué des recherches dans la bibliothèque de l’université dans laquelle nous enseignons, il y avait énormément d’ouvrages liés au concept, etc.
Au départ c’était très large, nous souhaitons le plus grand nombre d’informations venant de sources différentes. Nous nous sommes reposé sur le ressenti qu’Artur a eu en revenant du Havre après Étant donné un mur. Tout cela nous a permis de construire le projet.
De quelle manière vous abordez une exposition ?
C’est particulier même si ce n’est pas la première fois car il ne s’agit pas d’une exposition que l’on met en place pour quelqu’un d’autre. Là nous avons eu carte blanche et ça change beaucoup de choses. Pour USG 2018, nous retrouvons l’utilisation du béton, c’est un matériau qui parle du Havre et qui nous parle, on le ressent dans la ville mais aussi dans notre travail en général, c’était un point de départ. Après de manière plus globale, on suit la méthodologie suivante : Tous les projets, on les démarre à deux. Chacun se fait son idée sur la commande puis on enchaîne sur un dialogue, un dé- bat d’idées où l’on mesure leurs pertinences. Ensuite nous nous attaquons la phase « recherche », cela se fait par le dessin entre autres. La typographie, la forme de la lettre est très importante pour nous car elle permet de parler par rapport à des références qui existent déjà et cela nous donne des ré- ponses, ce vers quoi on devrait aller ou non. Nous essayons parfois de faire des échos avec des projets que nous avons déjà réalisés puis on se raconte l’histoire de ce processus et nous l’analy- sons. À partir de là, nous passons à des questions plus techniques : le budget, les matériaux et toutes les contraintes liées aux dimensions, poids, équilibre sans oublier l’analyse de l’espace d’ex- position, la réalisation de prototype et la recherche de fournisseurs. Juste avant l’étape de la construction, il nous faut évaluer la faisabilité du projet et pour cela nous discutons régulièrement avec des ingénieurs. Ça nous arrive de retravailler certaines pièces, nous les réadaptons en fonction de l’expertise.
Quelle responsabilité portez-vous dans la diffusion du design graphique, notamment chez le grand public ? Quelle idée préconçue (qu’ils se font) du design graphique souhaitez-vous déconstruire ?
Je dirais que le grand public n’a peut-être pas une vision assez large de ce que peut être le design graphique ni de toutes les possibilités qu’il peut offrir. La contribution qu’on souhaiterait apporter re- pose sur le fait que nous sommes passionnés par notre métier. Nous croyons que le travail du gra- phiste, sa façon de penser le monde peuvent être utiles et servir à beaucoup plus. Pour se faire nous élargissons, nous multiplions les formats, nous essayons de nous détacher de ce qui est établi, bien qu’aujourd’hui nous remarquons bien que les choses changent. À travers certains projets, grâce au design graphique on peut apporter une nouvelle lecture, d’autres informations, connaissances ou questionnements. Le graphisme peut faire réfléchir.
La typographie est le fil conducteur de l’ensemble de vos projets. Quelles intentions ou idées pen- sez-vous faire transparaitre par ce biais plutôt qu’un autre ?
Pour nous la typographie a été une découverte car elle ne nous a pas été enseignée, nous l’avons appris de nous-mêmes. Quel impact ! Tout un monde s’est ouvert. Étudiants, nous éprouvions un manque et avions des questions sans réponse comme « Pourquoi et comment choisir une typo ?». Aux Beaux-Arts, nous avons ressenti la nécessité d’en savoir plus, nous sommes allés à un congrès à Lyon sur la typographie, nous avons acheté des livres, je me souviens qu’à l’époque c’était très difficile de les trouver au Portugal alors nous allions les acquérir en Espagne. Nous étions fascinés et c’était quelque chose qu’on se devait de maitriser. De mon côté (Liza), la photographie a toujours très présente dans ma vie bien avant l’université, d’ailleurs je me destinais au cinéma. C’est avec la photo que je m’exprimais beaucoup, mais nous ne connaissions pas la typographie, d’où notre en- vie de l’apprendre. Aujourd’hui on peut dire que nous la maitrisons.
Vous avez plus de vingt ans d’expérience derrière vous et avez su définir vos méthodes de travail, votre écriture, ce qui fait votre singularité. Aujourd’hui, quelle place laissez-vous à la spontanéité dans votre travail ?
Effectivement nous travaillons depuis longtemps mais nous ne dirions pas que nous nous sommes spécialisés dans un médium. Le fait que nous soyons constamment en train de changer de maté- riaux, d’échelles, de médiums etc. nous oblige à prendre de la distance avec ce que l’on a déjà pro- duit. Pour USG 2018, nous avons employé le béton et cela pose des questions très particulières. On continue à faire des recherches spécifiquement pour le projet. Je pense qu’il est important que l’on retrouve des choses qui ont bien fonctionné et qu’on puisse, si c’est pertinent, les utiliser, les amélio- rer ou les changer. Ça peut arriver que l’on reprenne quelquefois des choses que l’on a découvertes, que l’on n’a pas abouties, on les repense d’une autre façon mais il s’agit de petits éléments qui sont recombinés ou de bribes d’idées. Nous nous restons jamais sur nos acquis. On reste toujours dans l’état d’esprit de découvrir afin de nous maintenir dans cette spontanéité et d’avancer. Quand je re- pense à différents projets, par exemple à la Chapelle Ermida Nossa Senhora da Conceição, il y a toujours eu de nouveaux défis dans le concept ou la recherche de la forme. Les contenus avec les- quels nous travaillons ne sont jamais les mêmes et nous n’essayions pas de leur enfiler des concepts
ou des formes prédéfinis. On s’investit énormément dans chaque projet, on prend du plaisir et on croit en ce que l’on fait.
J’ai cru comprendre que vous aviez tous les deux des centres d’intérêts différents, le surf pour Artur et le cinéma pour vous. Finalement, qu’est-ce qui fait votre complémentarité ? Ce qui a fait que vous travaillez ensemble et qu’aujourd’hui cela fonctionne encore ?
Nous venons d’univers assez différents. Artur de son côté avait des références liées au surf et au graphisme. Moi j’étais dans le cinéma, j’ai participé à beaucoup de courts-métrages, écrit des pe- tites histoires et fait de la photo. Étudiants nous commencions à partager nos passions respectives et tous les deux avions un intérêt commun dans lequel nous nous retrouvions, la musique en l’occur- rence. Nous avons découvert le design graphique en même temps et nous travaillions souvent en- semble, chacun de son côté dans un premier temps puis venait la nécessité d’ouvrir un dialogue. Ça a toujours été comme ça, ça ne s’est jamais fait autrement. Je pense que l’on se complète, nous sommes passionnés par notre travail, nous sommes aussi très exigeants et nous partageons les mêmes objectifs. C’est tellement naturel que c’est parfois difficile de l’expliquer. Par ailleurs nous avons des intérêts extérieurs à notre domaine qui informent le graphisme et que nous partageons.
Généralement, vos clients sont des personnes qui connaissent votre travail mais autrement, ça vous arrive de travailler pour des personnes qui n’ont pas d’idées précises ?
Maintenant, je pense que la plupart des clients qui viennent vers nous connaissent notre travail ou du moins un bon nombre de nos projets, ils ont une vision globale. Bien sûr à nos débuts ce fut différent, certains n’avaient aucune idée de ce qu’ils voulaient concrètement. On essayait en discutant, en présentant, en argumentant de les amener à quelque chose. C’est plus facile dans certains contextes car il y a des pays où le graphisme est plus respecté que d’autres. Au Portugal ce n’était pas évident mais au bout d’un certain nombre d’années de travail on a réussi à imposer notre façon de travailler et je pense que maintenant le Portugal est plus ouvert à tout ça.
Comment se déroule une journée typo à votre studio ?
C’est toujours différent mais par exemple lorsque j’arrive (Liza) au studio je fais d’abord un point en- suite, comme je suis plus productive le matin je préfère me concentrer sur des choses plus créatives. J’effectue des recherches, je les dispose dans la salle créée à cet effet et j’en fais part à Artur. De son côté, lui résout les choses qu’il a à régler sur les projets en cours. Régulièrement nous avons des sessions, un temps où l’on se pose pour discuter de l’avancement, de l’orientation que prennent les projets, nous avons des réunions et des présentations. Parfois nous avons des visites de classes d’étudiants, ils viennent nous poser leurs questions. D’autres jours c’est l’inverse, on est plus recentré sur l’expérimentation, sur la créativité. On essaye d’organiser notre temps pour éviter les petites cou- pures et être le plus productif possible. Plus tard, on se replonge dans les projets plus avancés et nous prenons des petites décisions… Ça dépend, ça va avec le temps. Comme quoi, on retrouve toujours cette notion de temps !
Vous prenez avec des stagiaires venant des quatre coins du monde, travailler dans votre studio doit
être très formateur pour eux mais qu’est-ce que cela vous apporte concrètement ?
Oui, ce qui nous intéresse dans cet échange c’est de connaitre et de découvrir des univers diffé-
rents. Une des choses que l’on demande aux étudiants lorsqu’ils viennent ici, c’est de présenter leur culture. La présentation dure une heure maximum, on les prévient à l’avance, on leur donne un peu de temps pour s’y préparer puis on se met tous ensemble, on s’installe. Certains candidats se sont vraiment investis au point de vouloir apporter des plats culinaires typiques de chez eux. Nous sommes aussi très intéressés par des projets qui ne touchent pas au graphisme directement, ça peut être lié à l’art, la musique, l’architecture ou encore à la culture locale. Je pense que ce partage peut être un exercice intéres-sant pour eux et c’est enrichissant pour nous tous. Il y a des façons différentes de communiquer, d’ailleurs ça me fait penser au film de Michael Haneke, Code inconnu, qui parle justement de ces petits codes dans la langue, la structure des phrases, de ces petits détails (j’ai la culture française et portugaise).
Quel est votre dernier grand projet ?
Dernièrement, nous avons travaillé sur un projet s’appuyant sur une langue parlée au Portugal par un petit nombre de gens qui est le Mirandais (Mirandese en portugais). On nous a invités près de la frontière hispano-portugaise pour faire une intervention autour de la lettre et la typographie mais on nous a laissé l’espace de faire autrement. Nous avons découvert cette langue vernaculaire et tout ce qui s’y rattachait. Jusqu’aux années 90 [source à vérifier], elle fût uniquement orale puis elle a trouvé une forme écrite. On retrouve maintenant des dictionnaires, des textes, des musiques, des histoires dans cette langue. Tout à fait par hasard, ce projet a eu lieu au même moment que l’annonce du Brexit. On consulte le dictionnaire mirandais et on tombe sur le mot You qui veut dire Eu en portugais qui signifie dire Moi / Je. Ça s’écrit comme en anglais You qui correspond à Toi / Vous. Du coup, on trouve une formule YOU=EU qui englobe beaucoup de significations, comme moi et l’autre, on y voit aussi le sigle EU à savoir European Union et tout le questionnement autour du territoire et de la fron- tière. Ce projet nous a vraiment absorbés et nous a touchés d’un point de vue émotionnel car nous devions le présenter à la communauté locale qui devait l’accepter ou le contester. Il ne s’agissait pas d’un client mais de toutes les personnes présentes à l’Assemblée Générale. On devait parler à un public qui normalement ne va pas chercher du graphisme. Mais nous avions travaillé leur langue et nous l’avions intégré à un contexte de lecture à la fois locale et internationale. C’était intéressant.
Quels conseils donneriez-vous à des étudiants en design graphique ?
Je dirais qu’il faut qu’ils trouvent un équilibre, qu’ils soient sûrs de ce qu’ils veulent, qu’ils se connaissent et qu’ils se retrouvent. Je pense qu’il est également important de voir ce que les autres font, d’observer des modèles. Aujourd’hui, les étudiants évoluent dans un contexte totalement diffé- rent du nôtre, dans un monde qui change tellement vite. On retombe dans cette idée de temps, le temps de l’humain et le temps de la machine. Nous on a vécu cette transition de l’utilisation des moyens analogiques aux moyens numériques alors que les jeunes d’aujourd’hui y baignent depuis toujours. Il est essentiel de voir le monde autrement qu’à travers l’écran de l’ordinateur afin de sortir les choses et de les comparer, les mettre en parallèle et pas en séquence. Elles ont besoin d’es- pace, ça nous permet de les regarder à différentes distances car le problème qu’on a avec cette interface c’est qu’on perçoit le monde à travers elle et qu’on n’exploite pas assez nos sens, l’odeur, le toucher, etc. On perd également le contact avec l’autre. Nous on a eu pleins de projets qui ont pris un départ parce que nous nous sommes déplacés, nous avons rencontré des gens et nous leur avons parlés. Ce n’était pas seulement le client mais tout simplement des personnes qui interagis-
saient avec l’espace dans lequel on allait intervenir. L’écran est un filtre important qui nous permet de faire pleins de choses certes mais qui ne se suffit pas à lui-même, pour une lecture de la réalité et rester dans cette matérialité. Notre génération a pendant une période évolué sans ces outils, notam- ment au Portugal et à Porto plus précisément, l’accès y été restreint. C’était peut-être lié à la question de la richesse du pays.
Être graphiste, ça prend beaucoup de temps. Il faut mettre énormément de soi et aimer ce que l’on fait, rechercher et écouter. Il faut aussi savoir contester et questionner. Je pense d’ailleurs que c’est une profession assez difficile parce qu’il y a un côté qui est proche de l’art, c’est-à-dire rendre visible ce qu’on veut dire et ce qu’on veut communiquer et à la fois on a le rôle de celui qui transmet l’infor- mation venant de l’autre. Dans le graphisme, il y a de l’espace pour plusieurs positions, plusieurs possibilités donc si je donne des conseils, ils seront dirigés vers ce que moi.
Plus qu’aimer, faut-il être passionné par le graphisme pour être un bon designer graphique ?
Personnellement les choses que je trouve réussies, j’espère, j’imagine qu’elles ont été faites par des gens passionnés mais je pourrais leur demander ! Je suis passionnée par ce que je fais après il faut savoir ce que l’on entend par du « bon graphisme » et de quel projet on parle. Il y a une chose d’abord, le travail qui est fait de façon compétente. Prenons un exemple, la composition typographique pour un formulaire. La fonction dans ce projet c’est presque tout, il faut faciliter la vie des gens et ça c’est une chose positive. La lecture de certains documents de banques est parfois pénible, surtout avant. Alors si au moins l’organisation et la hiérarchisation de l’information est bien gérée et permet de lire plus clairement, c’est bon. Donc, est-ce que pour bien le faire il faut être passionné ? Je pense qu’on pourrait ne pas l’être et juste aimer. Après quand on parle d’être passionné, on peut évoquer les autres types de projets qui selon moi sont ceux dans lesquels on retrouve plus de poésie, où il y a cette espace pour la créativité et toujours cet intérêt pour la fonction. Et ça c’est très important pour moi.
Questions de Vanina Pinter et Brittany Bolla.
Propos recueillis par Brittany Bolla.
Porto (Portugal), février 2018.