Quelle place* pour l’image de design graphique ?
par Marjorie Ober


Article retrospectif sur l’évènement Super Image #2, du 02 décembre 2016 au 19 février 2017 au Centre d’art — CEAAC (Centre Européen d’Actions Artistiques) à Strasbourg. Exposition et vente d’affiches sérigraphiées (Lézard Graphique) en édition limitée, à l’initiative du studio Horstaxe[1], avec comme invités cette année Atelier Tout va bien, Helmo et Superscript2.

*En s’appuyant sur l’analyse de Super Image, l’enjeu est d’observer, en certains points et au travers du prisme d’un regard, la place de l’image d’abord dans le design graphique, et, sous la forme d’une ouverture, celle qu’elle occupe dans l’espace public (en tant qu’image de design graphique).




Il y a avant toute chose, avant de franchir le seuil de l’exposition, comme une évidence dans le choix des signes qui relayent l’évènement. La communication[2] — aussi bien les objets imprimés; affiche-programmes diffusés par le CEAAC (Centre d’art et lieu d’accueil de l’exposition), cartons d’invitation et vitrophanie, que les médiums numériques; les réseaux sociaux notamment — tend vers une unité dans la mesure où, à chaque fois, le signe est remanié pour s’adapter au support, ce qui est le propre du travail de graphiste il est vrai. Mais la simple maîtrise de la cohérence graphique est dépassée dans le jeu qui s’instaure entre les dits supports et les attributs visuels.


[1] Horstaxe est un studio de design graphique implanté à Strasbourg depuis 2008. Bien qu’il ait eu de nombreuses configurations, son mode de fonctionnement aujourd’hui recense deux acteurs; Ludovic Bail et Hugo Feist. Par l’élaboration de formes puissantes et épurées, qui agissent à la manière de ‘signaux’ dans l’espace public, Horstaxe affirme une volonté de marquer des ruptures dans l’environnement visuel quotidien.

[2] Conçue par le studio hôte Horstaxe, à qui il faut encore attribuer l’identité visuelle du CEAAC, dont la refonte a été lancée en 2014. Les designers graphiques cohabitent désormais avec le Centre d’art et assurent l’intégralité de sa communication. Le logotype du CEAAC fait référence à la structure du bâtiment : une vue aérienne des deux étages évidés en leurs centres. De la même façon, les signes composés pour Super Image #2, Eye Catch et International sont en lien direct avec les espaces d’exposition, ils s’enracinent dans le lieu; le carré de l’International par exemple, évoque sans détours la forme de la pièce correspondante.



Vue de l’exposition depuis l’extérieur (vitrophanie : Horstaxe, novembre 2016). Photographie : CEAAC.
Vue de l’exposition depuis l’extérieur (vitrophanie : Horstaxe, novembre 2016). Photographie : CEAAC.

Affiche-programme pour le CEAAC, novembre 2016. ©Horstaxe.
Affiche-programme pour le CEAAC, novembre 2016. ©Horstaxe.

Carton d’invitation Super Image #2, novembre 2016. Identité visuelle : Horstaxe. Composition graphique : Marjorie Ober. Photographie : Horstaxe.


En effet, l’élément ‘Super Image’ apparaît tronqué, tourné en tous les sens, il surprend et offre ainsi dans son mouvement ou sa transformation autant d’accès pour l’œil, autant de ‘streamlines[3]’ que le regard peut suivre si le cœur lui en dit. Si cela se vérifie pour l’approche de l’information; le spectateur regarde/lit ce qui est pointé, il en va tout autrement pour la scénographie de l’exposition qui propose une manière beaucoup moins suggestive de promener les yeux du visiteur, les images (et ce qu’elles convoquent) y font appel par elles-mêmes, sans ligne directrice apparente. Et c’est peut-être pour cela que les grands thèmes sous-jacents se réveillent, car rien n’est désigné, pas manifestement du moins. Ces invisibles [comprendre ‘ces thèmes’] seront développés plus loin dans l’article, il nous faut poursuivre notre affaire de signe. Le signe donc, une flèche. Une direction, une indication. Ou bien un faisceau, un périmètre, le champ de la vue. Les autres formes utilisées pour les expositions principales[4] du CEAAC sont, dirons-nous, le demi-cercle et le carré. Autrement dit l’arc (ou l’œil ?) et, si l’on veut bien, le plan orthogonal. Associés à notre flèche, nous voilà bien proches du vocabulaire graphique (déconstruit et mis en perspective) qu’employaient Alberti, Dürer, De Vinci ou Herbert Bayer[5] dans leurs schémas théorisant le phénomène de la vision.


[3] Idée de courbe aérodynamique en vogue dans les années 1950, que le design de l’époque a veillé à appliquer d’abord à tous les objets de mobilité puis aux appareils ménagers même les plus immobiles, de l’avion à l’aspirateur. Cette ligne véhicule en tous cas des notions de vitesse et de mouvement. On pourrait dire que le design d’aujourd’hui a évolué en ce sens, jusqu’à pourvoir chaque objet du quotidien de silhouettes fuselées, afin d’y exprimer la légèreté. Le mot ‘streamline’ est à entendre ici comme une ligne directrice que suit le regard et qui sillonne les objets du visible, et dans le cas d’une exposition, ceux qu’on donne à voir.

[4] Eye Catch (Formes, couleurs et autres stratégies visuelles), du 03 décembre 2016 au 19 février 2017 / International (Retours de résidences) du 03 décembre 2017 au 08 janvier 2017 et du 20 janvier au 19 février 2017.

[5] Pour resituer, la théorie d’Alberti (Leon Battista Alberti) est développée massivement dans son traité De Pictura (De la peinture), 1540, où il s’épanche notamment sur la perspective centrale (ou conique), construite à partir de points de fuite. Albrecht Dürer et Léonard de Vinci vulgarisent des dispositifs techniques et des machines à dessin répandues pendant la période de Renaissance (XVIe siècle) exploitant particulièrement le concept de ‘fenêtre’ qui cadre le visible (la « Durchsehung » de Dürer, littéralement « vision à travers », qui signifie « voir au travers de »). Herbert Bayer est un artiste et designer du XXe siècle célèbre pour son affiliation à l’école du Bauhaus.





Herbert Bayer, Diagrammes de la Vision étendue, 1936.

El Lissitzky, Battez les Blancs avec le triangle rouge, lithographie, 1920
El Lissitzky, Battez les Blancs avec le triangle rouge, lithographie, 1920


C’est déjà être en bonne disposition pour annoncer une exposition, et, c’est aussi un peu divaguer que d’y voir des références à la Renaissance ou à la photographie d’Avant-garde, (il serait sans doute plus judicieux de raccrocher ces graphies à l’école suisse, au Constructivisme russe, nous pensons à El Lissitzky entre autres, et aux productions du Bauhaus auquel se rattache Bayer), mais il est si plaisant de le croire car Super Image #2 constitue une sorte de préambule à l’exposition Eye Catch, littéralement ‘capture d’œil’ ou ‘attrape-œil’, ce qui n’est pas sans rappeler le discours de Jean-François Lyotard dans son essai Intriguer – ou le paradoxe du graphiste (1990).


« L’objet du graphiste doit intriguer. En intriguant, il satisfait peut-être à toutes les contraintes d’un seul coup. Ce qui est beau arrête l’œil, stoppe le balayage permanent du champ par le regard (ce qui fait la vision ordinaire), la pensée voyante fait une pause, et cette suspension est la marque du plaisir esthétique. Cela s’appelle contempler. […] Ils doivent intriguer aussi parce qu’ils ont affaire à des passants, à des yeux qui passent, à des esprits saturés d’informations, blasés, menacés par le dégoût du nouveau, qui est partout et le même, à des pensées indisponibles, déjà occupées, préoccupées, notamment de communiquer, et vite. Les graphistes ont à les réveiller du sommeil réconfortant de la communication généralisée, à enrayer leur mauvaise vitesse de vie, à leur faire perdre un peu de temps[6] ».


[6] Cette formule me rappelle un passage du Portrait de Dorian Gray de Wilde (éditions Le Livre de poche, 2001, p.89) : « Lord Henry n’était pas encore rentré. Il était toujours en retard par principe, son principe étant que la ponctualité vole du temps. » La ponctualité est nécessaire au fonctionnement de notre monde mais Wilde pointe ici sa propension à nous faire manquer des expériences, à passer à côté d’opportunités qui ne se présenteront plus. [Le graphisme doit être un contretemps à la ponctualité qui rythme le quotidien des gens ?]


Le design graphique est donc objet de circonstance essentiellement. Il est tributaire du lieu et du moment de l’évènement/de la chose qu’il promeut, et il en va de même pour le public qui est loin d’être fait de stabilité, cela revient à viser une cible en mobilité permanente nous dit l’auteur, il l’appelle, du reste, la « grande bête obscure », insaisissable. En graphisme, il n’y a pas de constantes. Il n’y a que des sensibilités temporaires que le graphiste s’efforce de saisir et de transmettre : « Il [le public] ne se connaît qu’indirectement, à travers des situations. Et celles-ci n’ont plus la régularité des rituels. L’objet graphique doit constituer l’une de ces situations ». Il peut avoir valeur de témoignage, être d’une grande force persuasive, mais à la fin, que reste-t-il ; seule l’excellence esthétique et plastique excède la circonstance. Le graphiste est un artiste de la rue, un forain. « Il est l’artiste populaire d’une ville sans peuple, et d’une population sans tradition. » Ces deux derniers points, — d’une part, un parti pris graphique fort, radical, parfois clivant mais qui privilégie le rapport aux formes, d’autre part l’appartenance du graphisme à la rue, sa filiation urbaine — rejoignent fortement la double pratique d’Horstaxe; à la fois un postulat d’auteurs qu’ils revendiquent depuis quelques années, et une approche ‘frontale’ du public par le biais de l’affichage ‘sauvage’. Cette dualité a été pleinement exploitée dans la stratégie d’exposition. D’abord parce que la sollicitation des studios graphiques par Horstaxe (pour les remémorer : Atelier Tout Va Bien, Helmo et Superscript2) induisait la création d’affiches dans un cadre indépendant de celui de la commande, libre de toute contrainte, si ce n’est celle de l’impression (et du format). Ce déplacement de la fonction du graphisme permet de ne garder que ce qui est intemporel, l’image ‘pure’ (au sens texte et image), dénuée d’éléments informatifs, et qui par là même, acquiert pérennité et ‘dépasse’ sa fonction. Ensuite, ces affiches finales coexistent avec leurs versions plus embryonnaires, encollées sur une grande façade voisine, à la manière d’un collage de rue justement.


« Il ne faut plus lire ! Il faut voir ![7] », Johannes Molzahn, 1982.

Vue de l’exposition. Photographie : Horstaxe. Affiches (de gauche à droite) : Superscript2, Horstaxe, Atelier Tout va bien, Helmo.

[7] « Nicht mehr lesen ! Sehen ! », Johannes Molzahn, Das Kunstblatt, vol. 12, mars 1928, p. 78, cité par Olivier Lugon dans l’excellent texte La photographie mise en espace (les expositions didactiques en Allemagne 1920 – 30) paru sur le site Études photographiques le 5 novembre 1998, d’après l’œuvre originale La Photographie en Allemagne. Anthologie de textes 1919-1939 aux éditions Jacqueline Chambon, 1997, que je recommande vivement. Il est disponible en ligne à l’adresse suivante : https://etudesphotographiques.revues.org/168
Johannes Molzahn est un artiste, designer graphique et théoricien américain d’origine allemande (1892-1965).




D’emblée, l’espace se scinde en deux ambiances graphiques, deux approches qui se répondent d’un mur à l’autre. Un pan d’images qui se dresse, et une surface qui aligne deux rangées d’affiches 70×100 et 50×70 cm. Elles ont été sérigraphiées en deux passes (un argent mat et un bleu nuit) sur papier couché 135 gr par Lézard graphique, il s’agit de tirages numérotés en édition limitée à 25 exemplaires. À proximité, un document de médiation qui éclaire les propositions des graphistes. Un cadre minimaliste comme il a été dit plus haut, et pareillement cette fois-ci aux éléments de communication. Et ce n’est qu’au bénéfice d’une confrontation valorisée entre ces deux modes de ‘monstration’ du design graphique. L’image technique[8] partage l’affiche avec l’image esthétique. Car le mur d’images, de macules précisément — c’est-à-dire les passages ‘tests’, les rebus en règle générale — est bien un étalage d’images techniques. Alors que le but escompté est plastique; arriver à une densité visuelle qui tranche avec les posters définitifs, jouer des chevauchements et des superpositions d’encres et de formes (ce qui a été fait volontairement, au sein de l’imprimerie de Jean-Yves Grandidier à Brumath, avec sa participation et sous ses conseils, les tirages ont été manipulés, dans un sens ou dans l’autre, en associant tel écran à tel écran, selon des suppositions et des souhaits formels), on peut encore y accorder une valeur ‘didactique’. Ce qui nous fait face, ce qui est visible, c’est la matrice[9], la matière brute (si rarement montrée) qui compose les affiches et qui nous apparaît sous forme de strates. Le dispositif appuie le fait que l’image soit traitée par ‘couches’ successives et sert naturellement à l’explication du processus de la sérigraphie. En vis-à-vis de cette grande composition veille un écran d’ordinateur (à l’autre bout de la pièce), sur lequel est présenté une page web (à la place du site officiel d’Horstaxe durant le temps d’exposition, il fût accessible à l’adresse http://horstaxe.fr) permettant d’accéder directement au store en ligne afin de conclure un achat de l’affiche de son choix et qui reprend cette idée de ‘mur’; les vignettes s’amoncèlent et par des effets de transparence, les visuels dialoguent. Ainsi tout se mélange, y compris entre les studios participants. Partout, de l’imprimerie à l’exposition, en passant par le format dématérialisé, les images et les signes se confondent, dans un élan impulsé par l’idée de fusion mais aussi de jeu — le caractère ludique est indéniable — si bien que l’acte d’achat sur le site pourrait presque correspondre au geste d’arracher l’affiche sur le mur.


[8] Voir à ce sujet les écrits de Walter Benjamin (notamment L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1939) et une interview de Peter Weibel (directeur du ZKM — Karlsruhe) en décembre 2015, disponible en suivant ce lien : http://marjorieober.com/memoire.pdf (p. 325 à 337).

[9] Voir le travail de Thomas Hirschhorn, graphiste puis artiste, qui laisse la possibilité au spectateur de percevoir toutes les dimensions de son travail, y compris les ébauches, souvent intégrées dans les pièces, et les textes posthumes. Un des essais de Catherine de Smet lui est consacré (Relier le monde, Thomas Hirschhorn et l’imprimé) dans Pour une critique du design graphique – 18 essais, éditions b42, 2012.

Page web qui renvoie directement à la boutique en ligne d’Horstaxe, décembre 2016. Conception graphique et développement : Marjorie Ober.
Page web qui renvoie directement à la boutique en ligne d’Horstaxe, décembre 2016. Conception graphique et développement : Marjorie Ober.


Le mur en tant que support (et non en tant que moyen de diffusion), accompagne la pratique graphique d’Horstaxe et leur pose question d’un point de vue éthique. Le principe d’affichage libre marque un tournant pour le studio; le cycle d’expérimentations mené à Chaumont en 2013 avec la série Non-sens en est un illustre exemple. Il l’est d’autant plus qu’il invitait le public à en extirper des fragments pour aller les coller ailleurs. L’action de déchirer (partiellement) créé une interaction avec le spectateur qui découvre dans les entrailles de l’affiche l’épaisseur de celles qui étaient là avant. Et si l’on s’intéresse aux affiches pré-existantes, si on intervient sur elles, alors on s’accapare le travail d’autrui, on s’approprie de l’existant et il y a là le présage d’un graphisme, ses débuts. On peut parler de transmission, comme d’une passation, à cet instant. Plus largement et sans vouloir énoncer l’histoire de l’affichisme et du collage de rue, il est écrit à ce sujet par Benoît Buquet[10] : « C’est donc un peu comme à rebours, dans les plis et les déchirures de la matière que la figure du graphiste fera graduellement son apparition ». C’est ce qu’il déclare après avoir démontrer que le collage, et ses techniques plus tardives de lacération et de collection, sont parmis d’autres faits et d’autres apports, à l’origine du graphisme. [Notons que les affiches de l’Atelier Tout va bien sont faites exclusivement de bandes de papier pliées, et on peut voir dans celles d’Horstaxe des déchirures saillantes].


[10] Benoît Buquet, Art & design graphique : essai d’histoire visuelle. 1950-1970. Tome I : Fragments d’Europe, (Partie A – D’un affichisme l’autre, l’image entre déchirure et liquidité), éditions Pyramyd NTCV, 2015, France.



Affiche Non-Sens. La valeur de l’image, 2013, Festival international de l’affiche et du graphisme, Chaumont. ©Horstaxe. Vis-à-vis : Le Relax, Vincent Perrottet (il était présent lors de la première édition de Super Image avec Formes Vives et Super Terrain en 2015).
Affiche Non-Sens. La valeur de l’image, 2013, Festival international de l’affiche et du graphisme, Chaumont. ©Horstaxe. Vis-à-vis : Le Relax, Vincent Perrottet (il était présent lors de la première édition de Super Image avec Formes Vives et Super Terrain en 2015).

Voir ici, stratégie d’affichage libre pour le CEAAC, 2015. ©Horstaxe.
Voir ici, stratégie d’affichage libre pour le CEAAC, 2015. ©Horstaxe.


Pour clore joliment cette parenthèse sur l’affichisme, il y aurait deux autres occurrences, respectivement à François Dufrêne et à Raymond Hains, que j’aimerais reprendre du même auteur. Si tant est que le collage/dé-collage d’affiches est l’une des essences (d’où il vient) du design graphique, il en révèle aussi la ‘substance’ (de quoi il est fait), c’est ce qui se passe dans l’exposition avec l’empilement des macules, souvenez-vous du passage sur sa portée didactique (un relais, une médiation de la technique). Ainsi Benoît Buquet formule, à propos du travail de Dufrêne, qui, en d’autres façons, expose des singularités très concrètes, propres à la discipline du graphisme : « L’usage qu’il fait des affiches est sans conteste le plus spectral pour la simple raison qu’il s’agit la plupart du temps de dessous d’affiches. En inversant la temporalité du feuilletage, il donne à voir ce qui n’a jamais été montré, à travers la colle et la contamination des différentes couches, l’artiste expose une sédimentologie du visible ou rien ne transparaît pleinement ». Par tout un recoupement de codes, de modalités techniques, de méthodes de diffusion, et d’un rapport très particulier, presque poétique, au temps, le design graphique, si évanescent qu’il soit, cristallise de l’Histoire. Il est un espace scénique où peut évoluer un panaché de périodes et de faits historiques différents. On ne s’éternisera pas sur ses attenants à l’Histoire, mais il est un formidable outil ‘spontané’ pour l’étude de l’image et sa théorie, notamment dans la multiplicité à laquelle elle se prête aujourd’hui. Quand c’est Raymond Hains, B. Buquet emploie l’expression de « rapt archéologique ». Lors de son exposition à la Biennale de Venise (la Biennale éclatée, 1976, le terme ‘éclaté’ est en lien avec les procédés de la Nouvelle vision que Hains met en œuvre dans ses clichés), les affiches déchirées et l’ensemble de photographies, qui semble-t-il étaient escortées de ‘bancs’ (en réalité des passerelles piétonnes servant en cas d’Aqua Alta’, ce phénomène de marée haute typiquement vénitien, que l’artiste prédestinait à flotter dans une galerie emplie d’eau), évoqueraient la poétique du recouvrement océanique mais aussi le rapport à l’angoisse de la disparition de Venise (cette ville est à l’époque une source d’inspiration pour beaucoup d’artistes qui la fantasme). Et cette dégénérescence fait écho à celle des affiches, vouées par leur destin à être ensevelies ou dissoutes (leur sujétion au temps aidant), pour ne plus former qu’un amas de récits écourtés, un canevas en désordre, où ne subsistent que la teinte de certains lambeaux. Ce sentiment peut être partagé devant le mur du CEAAC, certes on a affaire à une reconstitution sur une surface immaculée, sans parasite visuel logé en deçà, mais dont la narration reste perturbée, décousue (et cela fût encore plus vrai lors du ‘décrochage’, l’encollage au mur a nécessité d’arracher les affiches pour les retirer), au profit d’une impression d’immensité, d’une étendue d’images à perte de vue si l’on se trouve assez proche, et qui par sa masse noie le spectateur.




À la question ‘Qu’est-ce qu’une super-image ?’ (posée par Horstaxe à tous les studios participants et dont le compte-rendu figure sur le document de médiation accessible au public), faut-il répondre, suite à ce que nous venons de voir, que c’est une image déstabilisante, aux dimensions hors-normes, qui donne le vertige ? Cela pourrait être l’un des sens possibles. Très succinctement, voici quelques-uns des arguments avancés par les graphistes pour essayer d’ouvrir des horizons : pour l’Atelier Tout va bien, une super-image n’a pas de sens de lecture, elle n’a ni envers ni endroit, elle est liberté et terrain de jeux. La super-image d’Horstaxe naîtrait de la confrontation de sensibilités opposées — rapport au mode de fonctionnement du duo; dans leur affiche, on la retrouve derrière le repère orthonormé et la matière organique qui le colonise — pour en engendrer une troisième, de sensibilité, et ainsi occasionner des créations objectivement plus riches, sublimées en fait, par le travail à deux. Celle de Superscript2 serait infinie; elle se transforme et se renouvelle sans cesse, à en juger le traitement de leurs visuels, issus de compositions générées aléatoirement à partir d’un catalogue qui rassemble dix ans de formes, et dans lequel un algorithme vient prélever des fragments au hasard. Elle est donc encore expérimentale. Pour Helmo, une super-image est à la fois rien et tout. Dans les deux affiches qu’ils ont conçu, le caractère typographique (dernière création originale du studio) est mis à l’honneur de sorte que l’on se retrouve quasiment face à des ‘specimens’ (hypothèse fortement induite par les pangrammes). « C’est le texte d’une image, ou l’image d’un texte », on ne saurait dire. La ‘super-image’ serait donc, si nous résumons, un terrain de jeux, un espace de liberté, elle naît d’une confrontation, elle est infinie, elle est multiple, déluge, elle est expérimentale, elle est à la fois texte et image, elle se lit comme se regarde, dans tous les sens, bouclant la boucle de ce grand brassage qui fait tout se confondre depuis la communication. On peut aussi se demander, comme l’a fait Helmo, si elle est supérieure aux autres images, mais en quoi ? Peut-on la concevoir seul-e, comme la comprendre seul-e ?, c’est encore une autre interrogation qu’amène Horstaxe. Elle apporte plus de questions que d’éléments de réponses paraît-il.


Elle est sans doute tout à la fois. Et la démarche de Norm[11] dans son projet pour la Saison graphique 16 explicitée ci-après va aussi dans ce sens. Sa définition de la super-image, au même titre que l’exposition dont nous parlons, concentre tous les thèmes invoqués et livre ainsi une réflexion sur l’image comme on en voit trop peu. C’est à mon grand bonheur puisque le point de vue français sur la question de la théorie de l’image et de l’icologie[12] reste assez modeste je trouve, en regard de nos confrères anglais ou allemands par exemple (pour ce qui est des pays européens), qui en ont fait une véritable ‘science de l’image’. Sur le principe d’une archive, d’une base de données, Manuel Krebs et Dimitri Bruni ont voulu annexer toutes les images en ligne. L’utopie de créer un objet capable de toutes les contenir part de là, et à défaut de pouvoir le designer, ils ont pris un malin plaisir à l’imaginer. Pour que cela soit plausible, il a d’abord fallu resituer l’image dans son ‘plus simple appareil’, selon une grammaire de pixels (en ‘bitmap’, uniquement en noir et blanc) semblable à un langage binaire. Aussitôt ce ratio déterminé, ‘normé’, le studio s’est empressé de définir toutes les variations possibles (combinaisons de signes noirs sur fond blanc), pour atteindre des sommes astronomiques ; du livre à l’étagère, à la maison, aux blocs de maisons, etc. Le pixel, le kilomètre, l’année-lumière sont autant de repères qui seront indispensables à la représentation spatiale de cette bibliothèque, proche de celle de Babel rêvée par Jorge Luis Borges. En ‘mettant les cubes dans les cubes’, Norm est parvenu à raccrocher toutes ces images digitales, virtuelles, au monde physique, à établir des équivalences et des relations d’échelles défiant jusqu’à l’Univers, la dernière étape de leur démonstration conduisant à la valeur U.768 (U = unité inventée et employée au départ du raisonnement). La super-image s’identifierait alors à la ‘meta-image’, entendez l’image de toutes les images, statut finalement analogue à celui du mur dans l’exposition ; il distille le labeur graphique originairement présent dans les affiches.


[11] Norm, exposition du 21 mai au 2 juillet 2016 au Portique — espace de design graphique, 3 rue d’Après Mannevillette, 76 000 Le Havre.

[12] Pour consulter mes références/ma bibliographie (non exhaustives) à ce sujet : http://marjorieober.com/memoire.pdf (p. 357 à 359).




[Excipit]

Super Image #2, un rendez-vous réussi et une initiative qu’on ne peut que saluer, et encore davantage en regard de la scène d’exposition du design graphique strasbourgeoise. Non pas que Strasbourg ait à rougir, à une échelle plus grande, nationale, Catherine De Smet est consternée par la consécration et la préservation du design graphique. Elle décrit très justement qu’il « hante les archives et les collections plus qu’il ne les habite » dans son essai Jeu de piste, Archives et collections[13]; bien que conservé il reste toujours trop peu montré. Par un dispositif assez simple d’auto-financement, une sorte de pacte convenu avec Lézard graphique où la vente d’affiche amortit l’impression, et avec la liberté d’investir l’un des espaces du CEAAC — il faut aussi je crois souligner la générosité de ce partenaire, qui a permi la cohabitation directe du graphisme et de l’art : Super Image #2 est une introduction à l’exposition Eye Catch, elles sont mitoyennes — Horstaxe a su ‘prendre sa place’. Le réseau que j’ai pu rencontrer soulève unanimement ce point[14]; il y a toutes les raisons du monde pour créer un vrai rendez-vous avec le design graphique à Strasbourg. La présence de Lézard graphique, imprimeur-sérigraphe très sollicité, qui détient par ailleurs un fond remarquable d’affiches, l’ancrage culturel (l’Espace Européen Gutenberg et la Fête des Imprimeurs ont amorcé le travail mais ils n’exposent pas tout le panel de l’art graphique), et surtout, il y a un public et des structures potentiellement prêtes à soutenir ce type d’évènement (d’un point de vue financier et sur le plan de l’accueil, mais ce sont des pistes qu’il faudrait explorer). Ce qui manque peut-être à l’appel, l’étincelle qui dynamiterait la base stagnante, ce serait éventuellement la rencontre des différents acteurs qui oeuvre pour le design graphique au quotidien et qui pourraient porter ce projet d’une seule et même voix. Chaumont a eu son centre dédié, Le Signe en octobre 2016, qui vient ajouter de la viabilité à son Festival International de l’affiche et du graphisme annuel (à une exception près) et installé, Le Havre a sa Saison graphique, Lurs a ses Rencontres internationales de Lure, Paris sa Fête du Graphisme, et il y a évidemment d’autres manifestations, de moindre ampleur (mais quand même, elles ont le mérite d’exister). Notons aussi, au jour d’aujourd’hui, puisque rétrospectivement, qu’une biennale de l’édition (Exemplaires ‘17) à l’impact notoire s’est tenue en mars 2017 à Strasbourg, avec un appui local non négligeable. Il s’agissait néanmoins d’un colloque plus que d’une ‘vitrine’ ou d’un parcours d’expositions, donc d’une approche plus spécialisée, moins grand public et qui ne règle pas tout à fait le problème de l’accès au design graphique, de sa visibilité. Qui plus est, l’évènement avait élu domicile à Lyon l’année passée, et s’il se réitère, s’implantera certainement dans une autre agglomération, il n’est donc pas question d’un évènement rattaché à la ville de Strasbourg. La taille et l’influence de la ville pèsent moins qu’il n’y paraît, il faut avant tout un ‘nid’, un foyer pour qu’émerge le débat et pour qu’il y ait un vrai poids local qui puisse peser (au sens compter) sur les décisions. À bon(s) entendeur(s).


[13] Dans Pour une critique du design graphique – 18 essais, éditions b42, 2012.

[14] Je me permettrais de citer la graphiste Sarah Lang (Continuum) avec qui j’ai pu échanger longuement, Maxime Pintadu (Cercle studio) et bien sûr Horstaxe. Voir les déclarations de Ludovic Bail et de Rémi Gaudet (ancien membre d’Horstaxe) dans un article qui leur a été consacré par Plein milieu en août 2016. Disponible à l’adresse http://pleinmilieu.com/studio-horstaxe.




[Pour plus d’infos]


http://www.horstaxe.fr/

http://pleinmilieu.com/studio-horstaxe

http://ceaac.org/


Marjorie Ober, avril 2017.